PREMIER JOUR
Demain je pars au bled
Que quelqu’un m’explique pour là-bas c’est chez moi
Mais ça ne ne le sera jamais
Pourquoi ici ça ne l’est pas mais ça l’est
À la douane je leur dirai:
Je suis un Arabstrait.
Une race, un peuple à moi tout seul.
Écoute ma langue, j’en suis le seul possesseur,
Je marche et je suis une procession,
Je suis l’eau qui écrit dans le sable et trace des sillons dans la poussière,
Les arbres ont des racines et moi… Juste une paire de Nike Air !
Je suis ce sang métisse qui se glisse dans les interstices,
Coule entre les dunes, les soutes, les douanes,
Des rues de ma ville jusqu’aux oueds.
Ni d’Adam ni d’Ève.
Galérien aérien.
Simple globule sur le globe.
Une particule en suspension rêvant de s’extirper, se laisser happer au-delà de la mappemonde…
Je suis un abstrait, arabe de manière abstraite,
Une identité flottante,
Une nationalité sur feuille volante avec deux pays comme ventricule,
Papiers français, et chiffres arabes sur mon matricule.
Loin de l’idée antique d’une identité fondée sur l’identique
Je suis Le Cailleravage…
Un clair-obscur,
Un saboteur de culture grandi en périphérie,
Qui n’est chez lui finalement que sur le ferry.
Sans besoin de me définir,
Sans envie de choisir,
Sans quête d’ancrage à assouvir,
J’ai la généalogie de mes rencontres et pour patrie mes souvenirs.
Malgré ça je reste un Arabstrait
Qui ravale sa fierté comme son père ravalait des façades.
À croire que je serais prisonnier d’une mémoire gravée au fond du coeur
Comme «nique la France » gravé au fond du car !
Mystère d’une nostalgie de ce que l’on n’a pas vécu,
Et colère face à ceux qu’on est sensé avoir vaincu.
Peut-être qu’on devient bipolaire entre deux hémisphères…
L’arabstrait c’est le kabyle, le berbère qu’on appelle « arabe ».
Le marocain séfarade qui ne connaît pas l’hébreu,
Le gosse de banlieue qui fantasme sur « La rose et le sabre ».
L’Arabstrait, c’est aussi l’art en spray sur les murs écaillés,
Un slam mûri sur cahier…
Un « algéricain »!
Entre bling-bling et chapelets, qui porte des survêts bleu cobalt,
La couleur touareg pour se rappeler quand il arpente l’asphalte.
Vagabondage dans la ville nomade, mon « nomade’s land ».
Entre thé à la menthe, mise à l’amende et l’universalité à la manque.
Exotique à la mode, partagé entre deux mondes comme Al-Qods.
J’ai trente ans, dont seulement quelques semaines passées au bled,
L’identité ? À quoi ça tend? En quoi ça m’aide?
Sur quoi s’étendre, à quoi s’attendre?
Être un Arabstrait c’est se poser la question:
À mon futur enfant, quoi lui apprendre?
Ces deux pays sont les siens,
Et son avenir s’écrit en deux langues dans les psaumes de ses mains.
Il sera un Arabstrait.
Une race, un peuple à lui tout seul.
Écoute sa langue, il en sera le seul possesseur,
Il marchera et il sera une procession,
Il sera l’eau qui écrit dans le sable et trace des sillons dans la poussière,
Les arbres auront toujours des racines et lui…
Comme son père… Juste une paire de Nike Air !
DEUXIÈME JOUR
Dans quelques heures, je m’envole pour le bled
Je laisserais ici-bas ma ville
Pour chercher l’asile durant quelques jours d’exil
À travers la vitre du taxi
Je regarde une dernière fois
Lyon et son diasporama
Et parfois
Quand je me promène, sur ces boulevards
entre les grands manteaux noirs et les vitrines design aux airs de laboratoire
Je baisse la tête et j’imagine que venue du sol une brise légère commence à se lever
Juste un simple courant d’air de plus en plus chaud qui fait danser les feuilles mortes et les sacs plastique
De plus en plus sec, il s’accélère
Dans un grondement, le vent s’engouffre par les carrefours et souffle à faire plier les réverbères
L’air chaud inonde les artères, cisaille les passants fouette les façades
Mais en l’écoutant, on entend la clameur des rues d’Alger et recouvrant le marbre glaçant
Le vent devient si assourdissant
Qu’on a l’impression que la derbouka claque quand il frappe le pavé
Si chaud qu’il se transforme en fournaise
La circulation s’arrête et les rues se taisent
Les passants s’enracinent
Accablés par la chaleur et l’indolence
Le souffle est si brûlant que la végétation se calcine
Que les gares se vident
Les vieux se dérident et cherchent la mer du regard
La terre battue envahit les avenues
Pris par le sable les métros s’enlisent
Et ce vent, apatride et porteur d’Afrique
Ce vent devient un chant à la fois peul, à la fois berbère
De loin en loin on entend les tambours de l’empire Songhaï
Pour le retour des caravansérails
Entre un Roi-Soleil crépusculaire
Et un croissant de lune qui n’éclaire plus guère le jour
L’air est plus que âcre
Dans un tourbillon, les civilisations s’entrechoquent et nos poumons suffoquent
Car le vent s’intensifie encore jusqu’à devenir un souffle de mort
il charrie sécheresse et Histoire pêcheresse
Désormais un voile de poussière recouvre la pierre,
Nos villes modernes ont l’air de ruines romaines hantées par les fantômes de cités anciennes
Grenade rasée, l’Allhambra assiégée, les croisés aux portes de Jerusalem embrasée
Ramenées par ce vent cruel qui attise les feux et brûle les yeux,
Porteur de trombes de sanglots exsangues sortis d’outre-tombe
Et qui pleurent les noms de dieu dans toutes les langues
À ce chant tragique se mêlent les plaintes des colons expropriés qui refusent de quitter l’olivier qu’ils ont planté
Et une fois calmé le vent tournera,
Il repartira vers le Sud, reprenant avec lui ses échos d’ailleurs et ses grains de Sahara
Il franchira la mer
Et là aux premières villes algériennes,
Avant d’atteindre les plaines,
Là aux pieds de ces gens dont les prières appellent vainement
La venue de ce vent qui venge et qui libère,
Ce courant d’air qui court à travers la pierre et les millénaires,
Il s’éteindra dans un dernier murmure de colère
Qui ne retombera qu’avec la poussière
TROISIÈME JOUR
Aujourd’hui je découvre le bled
Clash final
Entre le récit d’une Algérie rêvée des années 50
Et le pays aujourd’hui dans toute sa réalité cinglante
C’est fou ces histoires qu’on s’invente
Ces fausses mémoires qu’on s’implante
Et comment parfois
Il suffit d’une poignée de terre
Un peu d’eau de mer dans une bouteille
Pour se sentir chez soi
Bienvenue à Al Djazair
Ville si improvisée
Qu’il est dur de croire qu’on inventa le jazz ailleurs
Une ville qu’on aime haïr
Mosaïque prosaïque
Où la vie bouillonne
Au sein de ces avenues brouillonnes et grouillantes
Pouilleuses et ennivrantes
Alger,
Une ville sale et solaire
Ou les chats sont maigres comme les salaires
À la fois navrante et vivante
Chaleureuse et distante
Peu de distractions mais beaucoup d’attractions
Part à la dérive des dédales de la casbah interdite,
Mais évite les ruelles fermées, les visages hermétiques,
Contexte complexe qu’on t’explique pas vraiment
Bienvenue dans la capitale de la rafistologie mention bricolisme
Là où les carlingues croisent les berlines
Là où les mendiants médiévaux se reflètent dans les vitrines
Dans les regards comme sur les routes
Faut savoir lire entre les lignes
De loin, tout paraît bordélique,
Jusqu’aux devantures de boutique
Mais derrière le folklore de bazar et le colonialisme de façade.
Au-delà des guinguettes et des balcons déglingués
De l’avenue Didouche Mourrad,
Les tours futuristes côtoient les taudis éreintés.
Les intégristes guindés croisent les affairistes derrière les vitres teintées des grosses cylindrées
Clash permanent entre un passé généreux de promesses
Un présent où rien ne progresse, et un futur égaré,
Qui attend sur le quai du métro d’Alger.
Au milieu des chantiers à l’abandon et des ruines en construction
Les murs suintent l’ennui pressé
L’Inertie stressée, la gentillesse aux sourcils froncés
Une contradiction de plus pour un pays qui cache la beauté derrière un foulard
Et étale ses ordures sur le trottoir.
C’est clair qu’on est loin des cartes postales
Que les odeurs de pisse ont remplacé les saveurs d’épices.
Immerge-toi dans la torpeur d’une ville qui a encore peur,
De vrais sourires se cachent derrière de fausses Ray-Ban
Tu verras, c’est fou comme laideur et vacarme n’ont jamais eu autant de charme.
Si t ‘as le temps, et ici on en a autant que l’pétrôle,
Va trainer derrière la place Abdel Kader,
En contrebas, entre les stations de taxis et les embarcadères
Et là, sous les voutes
Écoute aussi les souvenirs des vieux
Laisse-les te raconter Leur France et son passé ouvrier ici oublié
Entre dans les cafés aux murs saturés de posters d’équipes brésiliennes,
Le son de la télé couvert par les éternels exploits de Boumediene.
Tandis que dans l’air la voix d’Oum-Khalsoum transperce les persiennes.
À croire qu’on vit dans le mépris des vivants et le respect des martyrs
Du coup personne ne peut vivre ici, mais personne ne veut partir.
Et personne ne peut me dire,
Pourquoi Alger c’est chez moi, mais ça ne le sera jamais
Pourquoi Lyon ça ne l’est pas, mais ça l’est.
QUATRIÈME JOUR
Aujourd’hui retour en France
Boumédienne-Saint-Ex en classe-éco
Je rentre d’Alger
Et ne garde de mon trajet
Qu’une identité Algéco
Durée du vol 1h43
L’A320 décolle
Et tandis qu’on survole l’anarchitecture des toits algérois
Je réalise qu’on peut me délivrer des VISAS
Mais quel VISA me délivrera, moi?
Jet-lagué 3° génération
Avec pour grande mission de poursuivre la transmission.
La Méditerrannée se déploie sous le fuselage
Avec certainement au-dessous de moi
Des harragas au regard hagard
Voguant sur des océans de non-droit
Passé les cumulus et les intempéries
Le ciel est plus grand qu’on ne croit
Mais à cet instant précis
Je n’ai qu’une envie:
Sauter
Sauter de l’avion.
Je rêve de dépressurisation
M’aggripper à deux parachutes
Deux cultures donc deux voilures.
Je voudrais plonger dans le vide
Pour découvrir lequel va s’ouvrir…
Quelle part de ma mémoire,
Quelle part de mon histoire
Sera salu-terre d’asile ?
Je quitterai l’Air-bus et bientôt le terre-minus.
A 300 pieds je verrais le sol qui s’approche
Et je devrais décider avant le crash
Si je m’accroche au communau-terre d’accueil,
Ou à l’identi-terre natale.
Porté par un courant d’air métisse
Entre deux pays hermétiques?
Je suis le produit de cette génération désorientale
Digitale jusqu’aux empreintes
La sono mondiale dans les enceintes.
Malgré moi j’ai l’imaginaire colonial
Épineuse image
d’Épinal guidée
Par un passé révolu
Et un avenir évoluant au gré des volutes
De mon narguilé
À tout mélanger
Le miel à la résine
Le mièvre à la raison
Le réel et les réseaux
Nos enfants mettront de l’auto-tune sur l’appel du muezzin
Terre mère, terre chimère,
Où ne poussent plus que des racines téléchargeables
Avec Photo du bled en fond d’écran
Et Raï n’B en sonnerie de portable.
On oscille entre mémoire de la perte
et perte de mémoire…
Avec obligation de quitter le dérisoire
Mais après l’histoire d’Ulysse
Peut-on reprocher à Télémaque
De ne plus aimer Ithaque?
Je ferme les yeux, à l’abri dans l’habitacle
Entre le réveil des peuples et les cellules dormantes
J’ai le sommeil paradoxal
Je voudrais sauter du char-terre promise,
Qui pour m’aider à choisir où atterrir?
Les politiques et leurs solutions?
Ce sont eux qui pilotent l’avion!
Eux qui ont remplacé les hôtesses de l’air par des forces sécuri-terre ferme
Insertion et diversité
Diversion ou sincérité?
Entassés trop longtemps dans la soute jusqu’à l’insoutenable
Désormais on s’attaque au cockpit
Et on veut devenir co-pilotes de leurs projets-pilotes.
Je n’ai plus que quelques centaines de mètres
Mais malgré la gravité de la situation
Je récuse la gravitation
Droit du sol, devoir du sang
Quitte à rester seul, je refuse d’y voir du sens
L’appareil amorce sa descente
Le chibani assis à côté de moi me demande de l’aide
Pour remplir son formulaire
Et tandis qu’il aggrippe son chappelet de prière
Il me dit s’appeler Ahmed
Comme mon grand-père
De la même manière
Il a laissé son sol pour la métropole
Et ne revient en hiver que pour construire sa villa au bled
De nos trajectoires en miroir, je penserais que l’Histoire a de l’humour
Que je partage avec mon aîeul une envie d’ailleurs, et que notre sang a besoin de ces aller-retours, d’aimer une terre quittée
Voyager à l’intérieur des terres-nité
Sortie des aérofreins, le rêve est terminé,
Douché par le réveil les oreilles bouchées
Je rejoins le terminal l’air vidé d’imaginer d’avance
Que je redeviendrais le voleur, la victime, la case à cocher
Le casseur, l’arabe a ne pas approcher
Vous ne pouvez me reprocher
De ne me sentir chez moi que dans les embrasures
Des portes du désert et des portes d’embarquement
Le personnel naviguant vous remerciant d’avoir choisi Aigle Azur.
